Hervé Martin,
Toutes têtes hautes,
Par Jean-Paul Gavard-Perret
Chaque poème, chaque mot sont des pointes de couleurs, des espaces mobiles afin que se rompe la continuité d'un quotidien subi que nous tentons de jeter comme un filet
sur les forces élémentaires. Il faut au contraire s'y abandonner suivant en cela l'injonction de Guy Goffette placée en exergue de " Toutes têtes hautes " : " Je me disais aussi : Vivre est
autre chose Que cet oubli du temps qui passe ". Et nous voici soudain en marche suivant sept temps à travers lesquels les aspérités se dénouent : chaque chose évoquée est un remuement, un
seuil : le tout est accueil - serait-ce au bord de l'abîme.
L'air vacille et passe à travers la structure de chaque vers : voici le lieu où le chemin se perd :là, où" le silence fait entendre sa voix dans le jour de l'été lumière traversée de nos pas
".
Etranges lieux que ceux qu'ouvrent ainsi chaque poème : comment tant de possibles peuvent affleurer dans des indications aussi brèves ? La vie pourtant est prête à affluer tout entière là où l'on ne peut toucher à la matière, où l'image est retenue mais ne peut se saisir. Quelque chose résonne dans le silence, résonne continûment dans la profondeur des rythmes, de la forme qui les structure et sur laquelle repose le sens. Reste ce rayonnement poétique afin d'irradier la nuit et le noir (si étranger à la couleur) que les mots défont. Reste donc cette irradiation qui efface les pensées de néant : s'introduisent soudain (ou reviennent) un rapport à l'enfance du monde, le besoin de présence, le désir d'exister. Et même lorsque le noir perdure, l'œuvre le viole, elle le monte dans la démesure, elle le tord pour qu'il parle, pour qu'il devienne à son tour force d'exister: " Présence nous accompagne chemin commun épaules jointe ".
Par apparition de l'air habité tout peut bouger encore. L'être dresse contre le néant un mur de vent en ce qui représente une méditation sur la présence. Chaque poème devient ainsi un lieu humain dépouillé de tous les signes par lesquels la société a toujours voulu contrôler les pulsions, les forces premières d'Eros. Ne reste plus de fard ou d'oripeau mais la perspective de l'invisible qui fait que l'on peut encore s'évader ici-même, ici " bas ". C'est pourquoi, au seuil du précipice, Hervé Marin disperse les fantômes et c'est pourquoi le poème devient la victoire sur le non-sens mais qui soudain s'indécide parce que l'écriture redevient l'acte d'être au monde. Contre les repliements, un tel livre offre ainsi ses déploiements qui font que tout peut reprendre en dépit des jeux d'ombre. La main sait la femme aimée comme symbole de présence afin d'entendre encore l'inaudible (en soi), qui dit qu'en dépit de l'absence la maison de l'être se remplit encore des pas de celle par qui tout arrive, de celle grâce à qui on peut prendre le large. Contre le désert et le silence que l'on se donne et qui nous sont donnés à demeure surgit le passage qui permet à la chair de ne pas se contenter de l'effroi de son manque. L'œuvre livre donc une bataille afin non de gommer mais d'effacer les contours d'un désastre - au sens où Blanchot l'entend. Les mots se déposent sur l'épaule de l'aimée afin de tatouer une carte du tendre : " Bruits bris bruissements "font que le monde se couvre encore de couleurs : l'ocre rouge du cuivre peut faire encore étinceler le quotidien qui pèse et soudain la poésie impose ce qui est plus qu'une croyance ou un aperçu visuel : quelque chose se passe, de l'ordre de l'existence. Chaque poème est donc un " tableau " qui joue sur tout le clavier des sens dans un processus de retournement, de révulsion nécessaire à toute vie qui se revendique comme tel. Ici il ne s'agit plus de subir mais de prendre le risque d'exister afin de surgir du chaos des fonds et pas seulement par effractions de la surface des êtres et des choses. Il faut entrer dedans pour en apprécier le " prix ".
Hervé Martin, Toutes têtes hautes,
Editions Henry, coll. écrits du Nord, Monteuil sur Mer, 96 pages